Les cernes d’un tronc d’arbre multicentenaire portent, dit-on, les traces de l’histoire climatique qu’il a traversée : sécheresses, inondations, tornades, brûlures de foudre… de même, le vénérable couvent des Célestins d’Avignon exhibe à qui sait les regarder, les cicatrices et les mutilations laissées par l’Histoire…
Nous sommes en 1392, époque crépusculaire : cela fait plus de quarante ans que la Grande Peste Noire ravage l’Europe faisant baisser sa population d’un tiers... de l’autre côté du pont d’Avignon, le royaume de France est en pleine guerre de Cent Ans ; son roi Charles VI vient de devenir fou… Les Grandes Compagnies sont venus deux fois rançonner le Pape, et les Français, puis le roi d’Aragon, vont bientôt l’assiéger à deux reprises… La Papauté a regagné Rome, mais un second Conclave vient d’élire un antipape à Avignon - Clément VII : le Grand Schisme d’Occident démarre et durera quarante ans, la Chrétienté est écartelée…
Nous sommes Place des Corps-Saints, alors cimetière des indigents… C’est là, qu’entre les contreforts de la toute neuve chapelle de Tous-les-Saints, le cardinal Pierre de Luxembourg qui vient de mourir à 17 ans « en odeur de sainteté » a demandé à être enterré à même la terre comme ses amis les pauvres, si nombreux à prier sur sa tombe et dont plus de mille témoins attesteront de 159 miracles « officiels », le premier, cinq jours seulement après sa mort…
Le Pape Clément ouvre alors un dossier en vue de sa canonisation et décide d’élever une église pour abriter son tombeau, confiée à l’Ordre des Célestins déjà installés dans la région. Le Roi de France décide que ce sera une abbaye royale et ses oncles les ducs d’Orléans, de Berry et de Bourgogne poseront la première pierre. L’argent afflue, le projet est grandiose.
Le portail -reconstruit au XVIIIe siècle- témoigne du parrainage royal : la couronne et les fleurs de lys entourées par le collier des Ordres du Roi : celui de Saint-Michel avec son « double las », ses coquilles saint Jacques et son médaillon de « Monsieur saint Michel » et celui du Saint-Esprit avec la colombe de l’Esprit Saint au centre de la croix de Malte à huit branches, ses couronnes et ses H pour Henri III son créateur :
Juste en dessous, debout, éclairé par les rayons de l’Esprit saint, l’ermite Célestin fondateur de l’Ordre - qui était devenu le Pape Célestin V, a de nouveau revêtu la bure et repousse le bras tendu les symboles (tiare et férule papale crucifère) de la papauté qu’il vient de quitter, car ce fut le seul pape à abdiquer avant Benoît XVI récemment :
Lys de France que l’on voit également au-dessus des cinq verrières du chœur, depuis la rue Saint-Michel :
L’antipape Clément VII s’y fait enterrer non loin de Pierre Luxembourg, d’autres cardinaux aussi. Vers1420, Benoît XIII meurt en Catalogne, le Grand Schisme se termine, le procès en canonisation est abandonné - Pierre restera Bienheureux… - l’argent vient à manquer, on arrête le chantier, on pose une façade provisoire et attendant des jours meilleurs qui ne viendront jamais. On voit très clairement aujourd’hui sur cette façade définitivement provisoire, les pierres posant les marques de chantier pour d’hypothétiques futurs travaux :
Toutefois, cette abbaye, même inachevée, deviendra aux dires des visiteurs le plus riche monument d’Avignon. En 1791, la ville est réunie à la France, la Révolution s’en empare, l’abbaye vendue à l’encan comme les autres. En 1801, elle devient avec le Cloître Saint-Louis une succursale des Invalides de Paris, en 1853 une prison, puis en 1894 la caserne d’Hautpoul pour abriter le 7e Génie et enfin Cité administrative en 1994… Reste un cloître dépouillé de son décor, une nef raclée à l’os et veuve de ses somptueuses décorations, de son mobilier, de ses tombeaux concassés en pierraille… Seules quelques traces font s’envoler notre imagination :
Et puis, vous pouvez toujours admirer à Saint-Didier, le magnifique groupe naguère dans une chapelle de l’abbaye, cadeau du Roi René et sculpté par Laurana au XVe siècle : « l’espame de la Vierge » qui n’avait échappé aux vandales que parce que les moines qui ne l’aimait plus, l’avaient relégué au grenier :
Et vous pourrez également vous recueillir dans le transept, devant le cénotaphe de Pierre de Luxembourg et celui de saint Bénézet, pâles vestiges un rien mélancoliques du splendide tombeau et du magnifique reliquaire disparus des Célestins, et mémoires du saint corps et des reliques jetés à la décharge publique...
Dans ces terribles années de guerres, de pandémie mortelle, de déchirures religieuses, ici à Avignon brilla fugitivement une figure de paix, de quête de pauvreté, de douceur et de foi, celle d’un cardinal à peine sorti de l’adolescence que la ferveur d’un menu peuple enthousiaste hissa au niveau de Bienheureux et qui se rassembla pendant quatre siècles pour prier au pied de son tombeau jusqu’à sa destruction totale par la fureur révolutionnaire. C’est tout cela, que racontent aujourd’hui à ceux qui savent les entendre, les pierres mélancoliques de l’abbaye des Célestins.
François-Marie Legœuil, mai 2023