La greffe réussit, l’esprit missionnaire et pionnier irriguait la clôture et la communauté essaima rapidement, fondant Carpentras en 1627, Chambéry en 1633 grâce à la fortune d’une de ses soeurs Marie-Liesse de Luxembourg et enfin Cavaillon en 1668.
La sainteté s’y manifesta dès les premières années par exemple avec la Soeur Françoise de Saint Joseph dont les grâces furent si reconnues de tous de son vivant qu’elle fut déclarée Vénérable.
Ce dynamisme fut cassé par la Révolution qui ferma le couvent en 1792, le vendit et bannit les soeurs en Espagne et en Italie. Une réfractaire, Soeur Thérèse du Saint-Sacrement de la Croix (Marie-Claire Marchand) se cacha à Villeneuve-les-Avignon avec d’autres clandestins vivant leur foi et une vie religieuse adaptée aux circonstances grâce au Père Antoine, chartreux lui aussi réfractaire aux injonctions des sans-culottes et qui vivait en ermite, caché dans une grotte y disant sa messe quotidienne.
En 1817, la tourmente passée, M. de Videau un « pieux laïc », pénitent gris, et dont le père avait été guillotiné pendant la Terreur d’Orange, donne à cette femme d’exception qu’est Soeur Thérèse du Saint-Sacrement de la Croix, une maison avec jardin – rue du Collège d’Annecy - non loin du Séminaire Saint-Charles. Le carmel de Carpentras déjà rétabli, lui prête deux sœurs pour quelques mois et l’élit Prieure d’Avignon : ce nouveau couvent fut consacré le 16 juin 1817 sous le titre « Jésus, Marie, Joseph ». En 1819, elle achète l’ancien couvent des Récollets, rue de l’Observance, où elles emménagent : elles y sont encore.
Ce XIXe siècle qui commence va être une grande époque pour notre carmel. Les fondations se multiplient : Les Vans en Ardèche en 1840, Nice en 1865, Écully en 1878. Le carmel d’Avignon – notamment avec Soeur Marie du Sacré-Cœur - obtint de fonder un carmel au Mont-Carmel (1882-1888), fondation symbolique mûrie et préparée à Écully (1878-1882).
Dans la première moitié du XXe siècle, c’est par le rayonnement de la spiritualité d’Eugénie Cousin, en religion Soeur Marie-Thérèse du Sacré-Coeur, que le Carmel d’Avignon va toucher bien des coeurs et des esprits du milieu intellectuel français. Cette carmélite débuta au Carmel de Pontoise avant de devenir Prieure d’Avignon. C’est à Pontoise qu’elle correspondra de 1910 à 1917 avec une jeune fille de 19 ans qui deviendra célèbre après sa mort : Marie-Antoinette de Geuser, dite « Consummata », novice sous le nom de Marie de la Trinité et qui mourra en 1918 après des années de maladie. Passée au Carmel d’Avignon, Marie-Thérèse du Sacré-Coeur deviendra son éditrice en publiant les lettres de Marie-Antoinette de Geuser, qui révèleront l’éblouissante profondeur mystique de cette jeune fille : « Marie de la Trinité. Lettres de "Consummata" à une Carmélite. » Elle publiera aussi « "Consummata" Vie et notes spirituelles de Marie-Antoinette de Geuser ».
Lisant cette vie de Consummata, la vision qui avait déterminé sa vocation pour le Carmel me frappa comme étant un condensé de la spiritualité carmélitaine :
« ...comme j’allais sortir de la chapelle après une visite au Saint-Sacrement dans laquelle je n’avais encore trouvé que sécheresse, il se passa quelque chose que je ne saurais vous dire au juste. Du tabernacle, Jésus se fit si beau, et me regarda d’un regard si plein d’amour que mon cœur en fut blessé jusqu’au fond. Je ne sais combien de temps cela dura ; j’aurais aimé que ce fût pour toujours. De ce moment, plus de doute : la lumière de mon enfance était bien divine… Je me livrais toute entière. Depuis ce jour, j’ai aimé d’un amour que je n’avais jamais connu, j’étais remplie d’une paix et d’un bonheur que je n’avais jamais sentis… »
Continuité parfaite avec sainte Thérèse d’Avila, réformatrice du Carmel racontant la flèche d’or qui transperçait son cœur d’amour, si bien mis en scène à Rome par le Bernin… Au Carmel d’Avignon, sur la petite tapisserie au-dessus de l’autel du chœur, c’est l’enfant Jésus gazouillant sur les genoux de sa mère qui décoche sa flèche d’or vers une carmélite agenouillée en prière.
Du fond de son Carmel d’Avignon, Marie-Thérèse du Sacré-Coeur correspondra avec le célèbre théologien de l’Angelicum de Rome – Réginald Garrigou-Lagrange - qui acceptera de préfacer son ouvrage : « Les Voeux de religion : Exhortations de Mère Marie-Thérèse du Sacré-Coeur avec préface de Reginald Garrigou-Lagrange ».
Jacques Froissard, qui s’était converti en 1915 à 23 ans en lisant « Histoire d’une âme » de Thérèse de Lisieux, lui écrit à Avignon sous la recommandation de l’Abbé Cousin, frère de la carmélite. Elle le soutient par ses prières et ses conseils, et en 1917 il prend l’habit des Carmes sous le nom de frère Bruno de Jésus-Marie. Elle le met en rapport avec Garrigou-Lagrange qui lui fait suivre le cursus de l’Angelicum. Elle le présente aussi à Jacques et Raïssa Maritain qui étaient venus lui rendre visite à Avignon, attirés par sa réputation. Frère Bruno de Jésus-Marie fréquente alors assidument les Maritain à Paris. En 1930, il devient directeur des « Études Carmélitaines » à qui il donnera un essor international sans précédent, éditant parallèlement de très nombreux ouvrages de théologie, des biographies du Carmel, des Essais philosophiques.
C’est en 1931 que le futur philosophe Gustave Thibon rencontre à Avignon Mère Marie-Thérèse qui oriente sa vocation vers le Carmel dont il deviendra Tertiaire. Ce fut une des deux rencontres capitales de sa vie avant celle bouleversante avec Simone Weill en 1941.
Comme on le voit, Mère Marie-Thérèse du Sacré-Cœur a fait toute sa vie la démonstration que la clôture et la vie contemplative, loin de retrancher du Monde selon l’opinion commune, peuvent devenir des instruments de rayonnement et d’action efficaces.
Mais on ne peut pas vivre que d’amour, de prières, d’idées et d’eau fraîche, il faut aussi faire bouillir la marmite du réfectoire. Lors de sa fondation en 1616, l’une des trois carmélites génoises, Madeleine d’Oderico, y amène la technique italienne de fabrication de personnages de carton et de cire : ce seront les fameux santons et poupées que tout Avignonnais qui se respecte connaît et apprécie, et qui font toujours la gloire des crèches du Vaucluse, avec leurs têtes et membres en cire et leurs fastueux vêtements tirés d’ornements liturgiques. Citer les crèches de Saint-Pierre d’Avignon, des Doms, de Saint-Agricol, et surtout la fameuse crèche de Saint-Saturnin-les-Apt et ses célèbres 80 santons, c’est s’exposer aux reproches de ne pas citer toutes les autres, si nombreuses, si somptueuses, qui font la gloire de beaucoup de paroisses et de nombreux amateurs...
Grâce à Soeur Marie-Anne Manifassier, qui avait hérité des moules et de la technique de sa cousine Marie Escudier, les secrets de fabrication n’avaient pas été perdus lors de la longue rupture révolutionnaire. Avec le départ des carmélites d’Avignon, espérons que latransmission suivra. On m’a assuré que les moules et la technique ont été confiés à l’Abbaye Notre-Dame de Bon-Secours à Blauvac.
Car nos carmélites s’en vont… en quatre siècles Avignon les avait faites et elles avaient fait Avignon. Nous n’entendrons plus leur grêle cloche qui sonnait la liturgie des heures et dont le frêle appel ne dépassait pas le boulevard Raspail. Une page d’or de notre ville se tourne.
Mais longtemps après leur départ, sur le linteau du portail d’entrée, le promeneur curieux pourra encore lire en témoignage de ce splendide passé, ces mots latins gravés en belles capitales romaines : « DECOR CARMELI » … « Beauté du Carmel »… mots tiré d’Isaïe (35) :
Il te donnera la beauté du mont Carmel
et des plaines du Saron.
Alors tout le monde verra
la gloire du Seigneur,
la beauté de notre Dieu.
François-Marie Legoeuil
Album photos de la célébration du 16 juin 2022 dans la chapelle du Carmel :