Né vers 1325 dans une famille de nobles bourguignons, Jean de la Grange entre chez les Bénédictins, devient un célèbre et brillant docteur en droit et connaît dès lors une rapide et brillante carrière : Abbé de Fécamp puis évêque d’Amiens, il participe aux négociations diplomatiques de traités de paix en Espagne, puis avec les Anglais. Le roi Charles V le nomme Président au Parlement, le prend comme ministre des Finances, puis comme chef de son Conseil. Il est élevé au cardinalat. Il a alors 50 ans et va partir pour Avignon où il va connaître une seconde carrière tout aussi brillante dans cette Histoire si compliquée qui fut celle du Grand Schisme entre Rome et Avignon.
Peu avant sa mort, il conçoit le projet de faire élever un tombeau grandiose dans sa cathédrale d’Amiens dont il continue à s’occuper… Mais, les voyages étant alors longs, fatigants et périlleux, il sait qu’il risque aussi de mourir à Avignon où il habite. Il entreprend donc de s’en faire construire un second dans l’église Saint-Martial d’Avignon qui vient d’être achevée… il décède la même année, il a 77 ans. Dans son testament, il avait précisé que « son cadavre serait mis en pièce, ses os portés secrètement à Amiens … et le surplus demeurera à Saint-Martial, pour y être inhumé dans le sépulcre qu’il y aurait destiné. »
Le tombeau d’Avignon restera jusqu’à la Révolution, où il sera détruit, la visite avignonnaise indispensable pour tout amateur d’Art. Il comportait sept registres empilés : tout en bas, le Transi, c’est-à-dire le cadavre du cardinal en décomposition dont le phylactère en latin nous donne la clé : « Nous sommes un spectacle pour le monde. Que grands et petits, par notre exemple, voient bien à quel état ils seront inexorablement réduits, quel que soit leur condition, leur sexe ou leur âge. Pourquoi donc, misérable, es-tu plein d’orgueil ? Tu es cendres et cendres tu retourneras, cadavre fétide, nourriture et pitance de vermine ». C’est l’illustration de l’avertissement de la Bible : tu es poussière et tu retourneras à la poussière… Ce transi est aujourd’hui au musée du Petit Palais d’Avignon :
Juste au-dessus du transi se trouvait le gisant de Lagrange, en habit de cardinal, avec sa mitre d’évêque, du linge splendidement décoré, des colliers, des bagues. C’est le complément indispensable du transi « poussière » : voilà la position illustre où t’avait placé la vanité humaine ! :
Et ensuite, au-dessus s’élevaient cinq autres registres traitant de la vie de la Vierge Marie entourés des grands personnages que le cardinal avait servis à la Cour du roi et qui ont été identifiés en 1952 par Pierre Pradel comme les visages du roi Charles VI et de son frère Louis d’Orléans... Ici, Charles VI présenté par l’apôtre Saint Jacques :
Ci-dessous, Louis d’Orléans présenté par un ange :
Si le registre du bas - le transi - était bien un « memento mori » rappelant le spectateur à l’humilité, les six registres supérieurs, ceux que l’on voyait de partout, chantaient certes la gloire de la Vierge, mais aussi et surtout, racontaient le destin magnifique du cardinal Jean de la Grange entouré des rois et des princes qu’il avait fréquentés et servis. De l’humilité ? Oui, mais tout en bas, au ras du sol !
L’Histoire, la grande, la furieuse, mettra quatre siècles à rappeler notre cardinal à la modestie : en 1792, Saint-Martial sera livrée à la tourmente révolutionnaire, le tombeau brisé à la masse, certains débris seront sauvegardés au musée et d’autres exhumés du sol jusque dans les années cinquante. Quant au tombeau d’Amiens, il sera démoli par les chanoines au XVIIIe.
Allez donc au musée du Petit Palais - celui d’Avignon - pour voir sur des présentoirs les restes encore éblouissants de ce tombeau. Si vous disposez d’un peu de temps et si votre humeur vous le permet, profitez de l’exemple sous vos yeux du rêve fracassé de notre magnifique cardinal, pour méditer le verset 19 du chapitre 3 de la Genèse : « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière. » Et pourquoi vous priver ? Ajoutez-y la sentence amère de l’Ecclesiaste : « Vanitas, vanitatum et omnia vanitas ».
François-Marie Legœuil